Quand le droit croise les cases : enjeux juridiques autour de la bande dessinée
DROIT COMMERCIAL
Lionel LE NOAY
1/31/20256 min read
À l’occasion du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, cet article propose d’examiner les principaux enjeux juridiques qui entourent cet art. La bande dessinée (BD), art narratif et visuel à part entière, a su conquérir un large public tout en soulevant des questions juridiques complexes. Ces enjeux concernent notamment le droit d'auteur, la gestion des contrats d'édition, les cessions de droits, ou encore les limites à la liberté d'expression. Explorons ces dimensions à travers un prisme juridique illustré par des affaires médiatiques et des décisions judiciaires marquantes.
1. Le droit d'auteur : socle de la protection des créateurs
Avant toute chose, il convient de rappeler que la création d’une bande dessinée implique un travail artistique et intellectuel nécessitant une protection juridique efficace.
En France, la bande dessinée est protégée par le droit d'auteur, prévu aux articles L. 111-1 et suivants du Code de la propriété intellectuelle (CPI). Ce droit reconnaît à l'auteur des droits moraux et patrimoniaux sur son œuvre.
1.1 Droits moraux : un lien perpétuel avec l’œuvre
L'auteur jouit d'un droit moral perpétuel, inaliénable et imprescriptible. Ce droit inclut :
Le droit au respect de l’intégrité de l’œuvre : l’œuvre ne peut être modifiée ou dénaturée sans le consentement de l’auteur. Par exemple, les ayants droit d’Hergé ont intenté de nombreuses actions pour empêcher des modifications ou adaptations qu’ils estimaient contraires à l’esprit de Tintin. En 2019, le dessinateur Pascal Somon a été condamné pour contrefaçon pour avoir reproduit des œuvres de Tintin sans autorisation (Tribunal Correctionnel de Reims, 28 mai 2019).
Le droit de divulgation : seul l’auteur peut décider de rendre publique son œuvre, ce qui peut poser problème pour la publication d’œuvres posthumes.
1.2 Droits patrimoniaux : une durée limitée
Les droits patrimoniaux permettent à l’auteur de tirer un revenu de l’exploitation de son œuvre. Ces droits, cessibles et limités dans le temps, couvrent notamment :
Le droit de reproduction (article L. 122-3 CPI) : fixation de l’œuvre sur un support, papier ou numérique.
Le droit de représentation (article L. 122-2 CPI) : communication au public, notamment lors d’adaptations audiovisuelles.
En France, ces droits expirent 70 ans après la mort de l’auteur. Une illustration en est la stratégie de la société Moulinsart, qui prévoit de publier un nouvel album de Tintin avant 2053 pour retarder l’entrée de l’œuvre dans le domaine public. Cependant, les œuvres publiées avant le décès de l’auteur ne bénéficient pas d’une nouvelle protection (article L. 123-4 CPI).
Le droit d’auteur est ainsi un levier fondamental pour les créateurs de bande dessinée, leur garantissant la reconnaissance et la protection de leur travail.
2. Contrat d’édition et cession des droits : un cadre à négocier
Si le droit d’auteur protège la création, son exploitation repose sur des contrats spécifiques qui encadrent les relations entre auteurs et éditeurs.
Le contrat d’édition, régi par les articles L. 132-1 à L. 132-17 CPI, est au cœur de l’exploitation des bandes dessinées. Il encadre les relations entre l’auteur et l’éditeur en prévoyant :
L’obligation de publication par l’éditeur : l’éditeur doit publier et diffuser l’œuvre dans des délais raisonnables.
La rémunération proportionnelle de l’auteur : en principe, l’auteur est rémunéré par un pourcentage sur le prix de vente de chaque exemplaire vendu.
2.1 Affaire Uderzo et Dargaud : un contrat sous tensions
L’une des batailles judiciaires les plus marquantes dans le domaine de la BD a opposé Albert Uderzo, co-créateur d’Astérix, et la maison d’édition Dargaud. En 1990, Gilberte Goscinny, veuve de René Goscinny, et Albert Uderzo ont engagé une procédure judiciaire pour obtenir la résiliation de leurs contrats d’édition, accusant Dargaud de ne pas leur reverser l’intégralité des droits d’auteur sur les versions étrangères des 24 premiers albums d’Astérix.
Le conflit repose sur un montage contractuel mis en place par Dargaud : l’éditeur avait constitué des filiales à parts égales avec des partenaires locaux pour la distribution internationale, ce qui avait pour effet de réduire l’assiette des droits revenant aux créateurs. La somme en jeu était considérable, représentant plusieurs millions de francs en droits d’auteur impayés. L’affaire a été portée devant le tribunal de grande instance de Paris qui, le 15 décembre 1993, a donné gain de cause à Uderzo et Goscinny. Toutefois, Dargaud a fait appel, prolongeant ainsi le contentieux.
Dans un contexte particulièrement tendu, Albert Uderzo a même annoncé en 1994 qu’il arrêtait Astérix avant de revenir sur sa décision. Après de multiples rebondissements judiciaires, la Cour de cassation a finalement tranché en faveur des créateurs en 1996, reconnaissant le caractère abusif des pratiques de Dargaud. En septembre 1998, une décision définitive a confirmé la résiliation des contrats, marquant une victoire pour la défense des droits des auteurs de BD.
Cette affaire illustre l’importance d’une négociation rigoureuse des contrats d’édition et d’un contrôle vigilant sur la gestion des droits d’auteur à l’international.
2.2 Cession des droits : attention à la précision
La cession des droits d’une bande dessinée doit être rigoureusement encadrée pour éviter toute exploitation excessive ou abusive par l’éditeur. Cette cession concerne plusieurs éléments essentiels :
Définition des droits cédés : l’auteur peut céder certains droits tout en conservant d’autres. Il est fondamental de préciser s’il s’agit d’une cession exclusive ou non exclusive.
Supports d’exploitation : il convient de déterminer précisément si la cession couvre uniquement les publications papier ou si elle inclut également les éditions numériques, les adaptations audiovisuelles, les produits dérivés, etc.
Durée et étendue territoriale : un contrat de cession doit clairement définir la durée d’exploitation accordée à l’éditeur ainsi que les territoires concernés. Une cession perpétuelle et mondiale sans contrepartie adéquate pourrait être requalifiée en clause abusive.
Rémunération de l’auteur : selon l’article L. 131-4 CPI, la cession des droits doit donner lieu à une rémunération proportionnelle aux recettes d’exploitation de l’œuvre. Toute clause prévoyant une cession forfaitaire doit être examinée avec précaution, car elle pourrait être invalidée si elle ne garantit pas une juste rétribution à l’auteur.
Droits de suite et réexploitation : en cas de succès de l’œuvre, il est essentiel que l’auteur puisse renégocier les termes de la cession, notamment si des adaptations dérivées sont envisagées.
Résiliation et réversibilité : l’auteur doit s’assurer que des clauses de résiliation existent, lui permettant de récupérer ses droits si l’éditeur ne respecte pas ses engagements en matière de diffusion et d’exploitation.
L’enjeu d’une cession bien encadrée est de garantir aux auteurs un contrôle sur leur création et une juste rémunération, tout en permettant aux éditeurs d’assurer la diffusion et la rentabilité de l’œuvre. Une négociation équilibrée est donc essentielle.
3. Liberté d’expression et limites : quand la BD suscite le débat
La bande dessinée, parfois subversive, doit composer avec les limites fixées par le droit, notamment en matière de liberté d'expression et de parodie.
3.1 Le cas Tintin au Congo : entre racisme et évolution des mentalités
En 2007, un ressortissant congolais a saisi la justice belge pour demander l'interdiction de Tintin au Congo, arguant de la présence de stéréotypes racistes.
Rappel des faits : L’album, publié en 1930, reflète une vision coloniale de l’époque, aujourd’hui jugée offensante.
Position de la juridiction : La Cour d'appel de Bruxelles (2012) a rejeté la demande, considérant que l’œuvre relevait d’un contexte historique et que son intention première n’était pas raciste. La décision a mis en avant la liberté d’expression et la nécessité de replacer l’œuvre dans son contexte.
3.2 Parodie et limites : l’affaire Saint-Tin
La parodie est tolérée sous réserve de respecter les conditions de l’article L. 122-5 CPI :
Absence d’intention de nuire.
Absence de confusion avec l’œuvre parodiée.
Dans l’affaireSaint-Tin et son ami Lou, la Cour d’appel de Paris (CA Paris, pôle 5, 2e ch. n°09-19272) a débouté la société Moulinsart en reconnaissant que les pastiches étaient clairement identifiables et exempts de parasitisme. Cette décision illustre l’encadrement de la parodie par la jurisprudence, en veillant à l’absence de confusion dans l’esprit du public.
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